A l’occasion de la pandémie, j’ai eu envie de relire « La Peste » d’Albert CAMUS, que j’engage d’ailleurs chacune et chacun à aller rechercher dans sa bibliothèque ou chez son libraire (quand il sera autorisé à rouvrir ses rayons), tant il nous parle intensément et lucidement de ce que nous traversons aujourd’hui. Et, à cette occasion, j’ai décidé de m’intéresser à nouveau de plus près à celui dont la pensée me semble être restée si précieuse pour éclairer notre monde actuel. Je me suis donc penché un peu plus dans le détail de sa philosophie, ravivant ainsi mes lointains souvenirs estudiantins. Je me permets de vous en proposer ci-dessous une courte synthèse qui n’a qu’une seule prétention : vous donner envie de faire comme moi et de venir ou revenir à la rencontre de ce penseur à mon avis essentiel.
Bernard APPEL le 26 novembre 2020
Albert CAMUS est davantage connu du grand public comme romancier (« L’étranger » ; « La peste ») que comme philosophe. Il est pourtant l’auteur d’une œuvre philosophique importante qui a de très fortes résonnances à notre époque.
Camus est le philosophe de l’absurde : cette philosophie de « l’absurde » est principalement développée dans l’ouvrage « Le mythe de Sisyphe » que chacun connait : Sisyphe, un personnage de la mythologie, est condamné à hisser durant toute sa vie un rocher en haut d’une montagne très pointue; lorsqu’il parvient en haut, le rocher retombe et redescend à chaque fois ; ceci indéfiniment… Et Sisyphe recommence…et recommence à rouler son rocher vers le sommet…
Ce mythe c’est l’image de la destinée humaine et de l’aspect répétitif et machinal de nos existences ; la répétition se transforme en habitude ; c’est ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui : « le métro, boulot, dodo ». En outre nous avons la conscience de la certitude de notre mort, de notre finitude, comme horizon inéluctable de notre existence. Se pose alors la question : « A quoi bon vivre ? » Tout cela engendre l’angoisse, l’écoeurement et la nausée (c’est d’ailleurs le titre d’un ouvrage de Jean-Paul Sartre qui fait les mêmes constats). Le monde tel qu’il est nous apparait hostile, irrationnel, déraisonnable, comme s’il n’avait pas été fait pour nous qui sentons en nous, au plus profond, un désir éperdu de clarté, de logique et d’éternité.
Camus parle d’un divorce entre le monde tel qu’il est et nous tels que nous sommes. C’est ce divorce qui est au cœur de « l’absurde ».
Pour fuir cette réalité inacceptable, il existe chez l’homme des attitudes plus ou moins conscientes de fuite ou d’évasion. La première, la plus radicale, serait le suicide puisqu’il supprime la conscience. Camus le rejette car il considère que c’est de la lâcheté. La seconde, ce sont toutes les expériences humaines situées hors du monde réel, tel qu’il est, et qui donneraient un sens à la vie avec, en particulier, les croyances religieuses comme un tremplin vers l’éternité. Camus considère que c’est tricher avec le réel.
Il refuse donc toutes ces évasions et décide que, le monde étant ce qu’il est, absurde à jamais, il faut vivre avec ce que l’on sait, dans une absolue lucidité, avec la conscience permanente de l’affrontement entre les aspirations de notre esprit et le monde tel qu’il est, sans espoir qu’il puisse changer mais aussi sans résignation. Pour y parvenir, Camus transforme la tentation du suicide (physique ou mental) lié à l’absurdité de notre destinée, par la révolte.
« L’homme révolté » : C’est le titre de l’ouvrage dans lequel Camus développe sa conception de la révolte. Cette révolte est pour lui la seule position philosophique cohérente : elle est la confrontation perpétuelle de l’homme à sa propre obscurité ; elle remet le monde en question à chaque seconde ; c’est un défi absolu qui mène à l’engagement dans ce monde tel qu’il est pour tenter d’en améliorer ce qui peut l’être.
En assumant l’absurdité du monde, il ne la subit plus et devient profondément libre ; libéré des habitudes, des préjugés, des routines, des croyances. Il vit dans une lucidité sans appel face au monde tel qu’il est, présent à ce monde ; il devient seul et totalement responsable de ses actes. Parmi ces actes il sait que certains servent l’humanité tandis que d’autres la desservent. Cette conscience l’engage dans l’humanisme et, en conséquence, dans tous les combats contre la pauvreté, les injustices, la violence et tout ce qui déshumanise l’homme.
Cette révolte entrainera Camus à s’engager au parti communiste durant quelques années. Mais il le quittera un peu plus tard en raison du goulag en Union Soviétique et de l’invasion de Budapest par l’armée soviétique en 1956 ; il fait toujours passer la morale avant la politique.
En effet, si Camus accepte que la révolte puisse devenir révolution c’est à la condition qu’elle ne soit pas violente et qu’elle n’adopte pas les pratiques qu’elle condamne. Camus refuse que la violence et le crime soient utilisés comme moyens d’action révolutionnaire légitimes au risque de ruiner le principe ultime au nom duquel l’homme s’est révolté. Il refuse tout autant les atrocités déshumanisantes du goulag que celles du nazisme.
C’est cette position, plaçant la morale au-dessus de la politique, qui l’isolera de ceux dont il a un temps accompagné la démarche dite « existentialiste », c’est-à-dire Sartre et tous ses affidés.
Camus v/s Sartre :
Venons-en à la relation Camus – Sartre.
Ce sont deux personnalités très différentes c’est le moins que l’on puisse dire !
Camus est un petit blanc d’Algérie, pauvre mais riche de l’amour silencieux de sa mère illettrée et du soleil de la Méditerranée. Il est boursier grâce à son instituteur Monsieur Germain, mais tuberculeux. IL ne sera ni normalien, ni agrégé. Il sait la misère d’où il vient et ne veut pas trahir les siens. Quand il se risque à la philosophie c’est modestement et sur la pointe des pieds.
Sartre c’est le fort en thème, le super crack, l’enfant-roi grandi dans l’amour admiratif de sa mère. Son parcours d’enfant gâté de la bourgeoisie est tout tracé : Normale sup et agrégation. Une intelligence presque effrayante qui forge des concepts à qui mieux mieux. Il ambitionne d’être Spinoza ou Stendhal et il y parvient presque.
Sartre et Camus se rencontrent en 1943 au moment où Camus s’installe à Paris tout auréolé de son premier grand succès littéraire avec « L’étranger ». Pour Camus, être accepté dans le cercle d’amis du couple Sartre- Beauvoir est une forme de reconnaissance même si déjà l’on sent chez lui, du point de vue idéologique, une certaine liberté par rapport à l’orthodoxie existentialiste de Sartre.
La mésentente apparait vers 1947 au sujet de l’attitude à adopter à l’encontre du régime bolchevik en URSS : Camus pense qu’on doit condamner les goulags avec la même intensité que l’on a dénoncé les camps de concentration nazis tandis que Sartre prend parti pour l’Union Soviétique afin de ne pas nuire à la gauche française et reproche à Camus ses objections « sacrilèges »
La rupture va suivre. Camus écrit à Sartre une lettre de 20 pages dans laquelle il dit qu’il n’a pas envie de se laisser dicter ce qu’il doit penser par des intellectuels qui défendent certaines idées révolutionnaires tout en vivant dans le velours. Selon lui, toutes les formes d’injustices doivent être dénoncées sans considérations de politique politicienne. La réponse de Sartre est assassine et met en doute les compétences philosophiques de Camus quand il refuse de faire la différence entre les oppresseurs et les opprimés et qu’il empêche ainsi la possibilité de penser une révolution qui permette la libération des peuples. Cela engendrera une blessure profonde chez Camus.
La rupture est consommée et Camus se désolidarise de la mouvance existentialiste réunie autour de Sartre en réaffirmant ce qui restera l’essentiel de sa philosophie : « Nous portons en nous nos bagnes, nos crimes, nos saccages et notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde mais de les combattre partout dans le monde et d’abord en nous-mêmes ». Camus sera d’ailleurs à l’origine de la création d’un journal qu’il appellera justement : « Combat »)
A court terme, à l’époque, c’est Sartre qui gagne cette bataille d’idées et nombre d’intellectuels français, influencés par sa pensée, soutiendront encore longtemps le régime soviétique et tous ceux qui vont s’en inspirer. Camus sera accusé d’être « naïf », « traître à la gauche » ; il sera vilipendé par nombre des affidés de Sartre : il n’aurait pas suffisamment lu les auteurs de base (Hegel et… Sartre lui-même !) ; il serait « un piètre penseur », un « raconteur de paraboles » ; son ouvrage « L’homme révolté » ne serait qu’ « un bréviaire de philosophie édifiante sans autre unité que le vague à l’âme égotiste qui sied aux adolescents d’hypokagne et qui assure à tous coups une réputation de belle âme ». Sa révolte ne serait qu’ « une petite révolte édulcorée ».
Pourtant, aujourd’hui, avec le recul de l’Histoire, on réalise à quel point le dogmatisme et l’aveuglement de Sartre et de ses disciples ont pu tromper durablement toute une intelligentsia française face aux horreurs du stalinisme et de ses succédanés ( Pol pot, Mao Tsé Toung, etc…). C’est bien Camus qui, semble-t-il, avait raison et ce n’est que justice si sa pensée humaniste et non-violente semble revenir au goût du jour. B.APPEL